Le Pacte - 30 mai 2016
Texte lu par Wajdi Mouawad le 30 mai 2016 à La Colline, à l’occasion de la présentation de la saison 2016-2017
C’est donc par un temps d’automne au printemps, un temps de chien comme on dirait d’une époque, que nous nous retrouvons ici. Il faut vouloir. Parapluie, veste, coupe-vent, bottes de pluie pour braver les désagréments, gravir la colline et se retrouver ici. Merci pour cela, merci. Sans humains en présence les uns des autres, pas de théâtre. Nous y sommes. Nous voilà sur cette élévation géographique de l’Est-Parisien. Il y a longtemps, ici, poussaient des vignes, il y a des siècles, ici, était la campagne, un lieu de labeurs pour les paysans et plus tard pour des ouvriers. Des immigrés fuyant les pogroms. Ici, sans doute il y’a eu des arbres immenses au milieu desquels des loups rôdaient. Ici, là et là, des ronceraies impénétrables.
Dans la claudication du temps, entre les luttes et les combats, dans l’incertitude de tous les quotidiens, peu à peu, se sont élevés des quartiers, des rues et aujourd’hui, là, nous, ici, théâtre au sommet d’une colline, les uns avec les autres, contemporains de notre époque, cette époque que nous partageons. Élévation sur une élévation car qu’est-ce qu’une scène sinon une élévation, élévation posée sur une autre élévation. La Colline donc.
Rien qui soit anodin. Voyez plutôt ce que l’on vient de me confier. Un bateau à trois mâts, un vaisseau de guerre, vaisseau de l’espace ! Albator, c’est moi ! Capitaine donc d’un théâtre adossé à un cimetière et tourné vers une place où, jours après jours, vaquent les vivants. Théâtre posé là entre morts et vivants, comme un interstice, une courroie de transmission, comme si rappeler la mémoire des morts à travers une parole-miroir tournée vers les vivants pouvait être une des définitions du théâtre, ce théâtre qui nous vient du grec, Téatros, θεάομαι (Téaomaï) « endroit d’où l’on voit ».
Non, rien qui ne soit anodin, comme n’est pas anodin le départ d’un directeur et l’arrivée d’un autre et encore moins anodine la raison de ce bouleversement.
Il m’importe de rappeler que ce n’est pas parce que nous étions arrivés à la fin du mandat de Stéphane Braunschweig mais bien parce qu’un homme brutalement est mort. Oui. Il faut se le redire. Par justice et par justesse. Sans la disparition de Luc Bondy, ce metteur en scène si inspiré, cet immense artiste, qui repose aujourd’hui précisément au cimetière de Père Lachaise, sans sa disparition, ça aurait très certainement été Stéphane qui aujourd’hui se serait adressé à vous. Étrange effet papillon qui veut que la disparition d’un artiste bouleverse la vie d’autres artistes : Stéphane prenant le relai de Luc à l’Odéon et moi celui de Stéphane à La Colline pour être, en cet instant, celui qui se tient devant vous.
Vous ai-je dit que rien de tout cela n’était anodin ?
La Colline, donc.
Si belle Colline dont vous êtes les témoins. Témoins aussi du relai, du passage, entre un directeur-metteur en scène et un directeur-auteur. Voilà pourquoi j’ai tenu, au nom de toute l’équipe du théâtre de la Colline, à vous accueillir en vous écrivant.
Vous écrire pour me présenter à vous, mais aussi pour, en prémisse de tout, vous offrir un mot. Prononcer devant vous un mot comme un pacte.
Je l’ai cherché longtemps, ce mot. Ce mot pacte, ce mot qui pourrait être une invitation au cours des prochaines années. Ce ne fut pas aisé.
Le mot joie, s’il est grand, s’il témoigne d’une aspiration, d’une résistance, même étant donné l’époque si emprunte à la dépression et au pessimisme, ne m’a pas semblé le plus juste car la joie ne se décrète pas, ne s’impose pas, surtout auprès de ceux qui ont été trop violement frappés par la brutalité des événements derniers, qu’ils aient été collectifs ou intimes.
Responsabilité. C’est un mot immense car, que nous le voulions ou non, nous sommes responsables. Responsables toujours de ce dont nous avons hérité et responsables de ce que nous transmettrons. Malgré tout c’est un mot grave, sérieux, traumatisant. Alors, me suis-je dit, si la responsabilité est une obligation, l’engagement est un choix.
Engagement alors, tel un geste actif. Mais encore là, malgré sa beauté, c’est un mot qui, aujourd’hui, apparaît trop abstrait. Dans la confusion qui est la nôtre, beaucoup d’entre nous ne parviennent pas à nommer l’objet d’un engagement, même s’ils en ressentent le désir.
C’est en marchant entre les tombes du cimetière que le mot m’est apparu, simple et invisible. Un mot banal, un mot que l’on prononce plusieurs fois par jour, un mot qui ne signifie presque plus rien tant il s’est vidé de son sens. Un mot… anodin.
Rencontre.
Rencontre comme le mot Curiosité. Comme le mot Étranger. Comme le mot Autre. Comme le mot Inquiétant comme le mot Différent. Déstabilisant. Le mot Rencontre englobe tous ces mots car Rencontre exige un dépassement. La rencontre est inconfortable puisqu’on ne rencontre que ce qui nous est étranger. Inconnu. Rencontre n’est pas retrouvaille et l’on ne retrouve que ce que l’on a déjà connu.
Ce mot-là, Rencontre, je le pose, là, au milieu de nous. À chacun de choisir s’il veut s’en saisir ou non. S’en saisir, c’est accepter de se lever de sa chaise, c’est accepter de faire un effort. C’est donc accepter de s’engager parce que l’on se sent responsable, parce que c’est précisément ce que nous pouvons essayer d’offrir à la jeunesse d’aujourd’hui en leur montrant comment, une fois la rencontre effectuée avec ce qui nous effraie, dans l’engagement, dans la responsabilité, il y a comme un geste escalier qui mène à la joie simple du visage de ce qui est différent.
Ce mot de rencontre englobe l’invitation que je défendrai au cours des prochaines saisons. Avec entêtement et obstination, suivre un rêve de révolution qui échouera probablement mais, peut-être, que de cet échec pourra surgir un inattendu et, comme l’a écrit le poète québécois Claude Gauvreau, « Poser des gestes d’une si parfaite audace que même ceux qui les réprimeront devront reconnaître qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tousi ». Que de cette audace naisse des rencontres. Rencontre avec des auteurs-metteurs en scènes, rencontre avec des publics nouveaux, rencontre avec des générations dont on ne s’occupe que trop peu, je pense ici particulièrement à la nécessité de réinventer un lien nouveau avec les adolescents en leur donnant la parole. Versant entier qui occupera la Colline. Rencontre des artistes avec leurs propres recherches puisque je ferai de ce théâtre un vivier, un laboratoire où les artistes de la scène auront les moyens de chercher, sur le plateau, avec l’appui des équipes techniques, sans avoir à s’occuper d’un résultat à montrer. Rencontre avec des langues étrangères, dans les spectacles et hors du plateau, dans les ateliers autour des langues maternelles. Rencontre de l’équipe avec la création, du public avec l’équipe et des artistes avec le public. Ce mot là, ce mot de rencontre, peu à peu, le déplier, le déployer, dans toute sa profondeur, dans l’espace public, en dehors du théâtre, le long de la rue Malte-Brun, jusqu’à la place Gambetta, pour rendre effectif son sens, son étendue, artistiquement, socialement, philosophiquement et dans le rapport au quartier et au travail.
Faire du mot Rencontre un labyrinthe au centre duquel est caché cette monstruosité qui cherche à nous dévorer et qui est notre crainte de l’autre, notre crainte de l’étranger, notre défaite, notre retrait, vers laquelle il faut se diriger et contre laquelle il faut engager sans cesse le combat, avec pour fil d’Ariane le langage, la langue, la parole, le théâtre, la création, la poésie, c’est-à-dire notre horizon à nous, le théâtre, sa puissance irascible, sa colère absolue, sa violence positive, naissante et sans concession, sa joie moqueuse, ses tentatives et ses risques. Que l’art puisse être lac d’éveil, lac d’envie, lac de désir. Une utopie que je revendique, malgré tout, malgré le cynisme, le pessimisme, le désabusement, le désengagement, dans cette insatiable soif de l’infini qui nous déchire tous, rêve dont la tentative de réalité sera portée par toute l’équipe de la Colline et que je chercherai à incarner à travers ce seul mot de Rencontre. Vision ouverte, fragment de moi-même, bombe, impact d’un mot, impact d’un pacte.
Wajdi Mouawad
i Ces paroles sont prononcées par Mycroft Mixeudeim dans la pièce de Claude Gauvreau, La Charge de l’orignal épormyable, écrite en 1956.